Conferenza di Georges Bensoussan, 8 luglio 2007, Mémorial de la Shoah Paris
(testo raccolto da Laura Fontana)
La Shoah est un objet politique, un objet dhistoire. Shoah est un mot hébreu qui sest imposé très tôt en Israël, puisquen 1951 une loi dEtat a fixé ce mot; à cette époque là, dans le monde occidental on ne parlait pas de Shoah.
Quest-ce que la Shoah? Cest la destruction denviron 6 millions de juifs européens assassinés dans un silence quasi complet, dabord de lEurope bien sûr, mais quasi complet du monde alors que linformation était très répandue et fiable dès le mois daoût 1941. On aura loccasion cette semaine de revenir encore sur cette question de linformation.
La décision, comme le disait Himmler dans son discours aux officiers SS en octobre 1943 (Discours du Reichführer-SS Himmler devant des officiers supérieurs SS à Poznan, les 4 et 6 octobre 1943): Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre. » (6 octobre 1943). Cette décision déliminer un peuple de la face de la terre est unique à ce jour, cela ne veut pas dire que ce génocide est unique. Il y a eu des génocides avant et des génocides après. Cette notion est très importante à faire passer dans un enseignement de la Shoah, toutefois il faut expliquer cette unicité.
Cette décision est aussi lhéritage dune longue histoire européenne et pas seulement dune longue histoire allemande. Ce nest pas seulement lhistoire dun siècle ou du nazisme. Lorsque le nazisme arrive au pouvoir en Allemagne en 1933 les choses sont déjà jouées, non pas dans la décision du génocide, mais les choses sont jouées sur le plan culturel.
Je prendrai seulement un exemple: quant au XIVe siècle, les juifs sont définis comme agents de Satan, il y a une diabolisation des juifs qui se diffuse en Europe. Comment cette image aurait pu ne pas laisser de traces dans lhistoire européenne, jusquau XXe siècle, malgré la sécularisation, malgré le processus de laïcisation?
Nous avons eu à faire dans lhistoire européenne sur le long terme, à une longue paranoïa antijuive. Quel a été le rôle de cette paranoïa dans la décision génocidaire?
La Shoah a commencé par des massacres de juifs de Pologne dès 1939. La grande erreur cest de croire que les massacres commencent en 1941. Il y a déjà dès lautomne 1939 une extrême violence de la Wehrmacht et des Einsatzgruppen. Ces groupes ont été constitués pour lAutriche en 1938, suite à lAnschluss, puis on les retrouve en 1939 en Pologne, où ils entrent en action contre les élites polonaises et une partie de la population juive.
L extrême violence ne commence pas avec lOpération Barbarossa, mais elle est déjà là en 1939. Il y a des massacres importants, mais il ne sagit pas des massacres systématiques qui ne commencent quà partir de juin (22-23 juin) 1941.
Senclenche un processus génocidaire, en plusieurs phases: il y a eu un massacre qui a été décidé dès le mois de mars 1941 par les Einsatzgruppen. Il est effectif à partir des 22 et 23 juin 1941: sont tués les juifs soviétiques, hommes, de plus de 15 ans. A partir de la deuxième quinzaine du mois daoût 1941, ça bascule en décision génocidaire de tous les juifs soviétiques, y compris des femmes et des enfants.
A partir de lautomne 1941 et probablement entre le 25 octobre et le 10 novembre, (aujourdhui les recherches nous permettent de proposer une datation assez précise, même sil faut tenir compte quil ny a jamais dordre écrit dans un génocide), on bascule dans la décision génocidaire de tous les juifs de lEurope et également, si les nazis en avaient eu la possibilité, des juifs du monde entier
A partir de la décision génocidaire, ce qui est frappant cest l extrême rapidité du processus. La moitié des victimes de la Shoah, donc 3 millions de personnes, sont tuées en une seule année, lannée 1942. Cest lépicentre du massacre.
Un autre point doit être souligné: la majorité des victimes de la Shoah nont pas été tuées dans un camp de concentration et ny sont jamais entrées. Elles ont été assassinées dans les centres de mise à mort en Pologne (Chelmno, Treblinka, Sobibor, Belzec, qui nétaient pas des vrais camps), ou elles ont été tuées par balles par les Einsatzgruppen ou dans les ghettos. Cette idée selon laquelle la Shoah sidentifie au camp de concentration est une idée totalement erronée.
Le bilan des Einsatzgruppen est de lordre de 2 millions de personnes assassinées. Ce bilan a été longtemps sousestimé.
En quoi la Shoah est-elle un fait dhistoire? En quoi nous intérroge-t-elle encore aujourdhui? Pourquoi la Shoah pose des questions politiques, des questions ouvertes?
La Shoah est un événement particulièrement difficile à penser; comme tout génocide dailleurs car ceci est vrai pour les Arméniens, comme pour les Tutsi. Dans la mesure où cest un événement difficile à penser, nous avons tendance à nous rapprocher de systèmes de pensée obsolètes, de systèmes de pensée rassurants.Nous avons tendance à nous rassurer en pensant que la Shoah cest du déjà vu dans lhistoire. Il y a eu dautres génocides avant la Shoah, sauf quici il y a autre chose et nous nous efforcerons de démontrer ce qui fait de la Shoah un génocide autre.
Pour aborder la Shoah il faut accepter de penser autrement, accepter dabandonner les chemins rassurants, car cet événement bouleverse les catégories habituelles de lentendement.
(Penser cest se déprendre du connu, Michel Foucault)
La Shoah est un événement profondement anxiogène. Il est difficile de regarder cet événement en face et de létudier pendant des mois, des années, sans être envahi par des bouffés dangoisse. Nous avons tendance à nous protéger de langoisse, cela est tout à fait normal, donc à choisir un système de pensée capable de nous rassurer.
Il faut abandonner les repères rassurants. La Shoah ést un sujet qui ne rassure pas et qui demande, au contraire, de suivre des raisonnements différents:
-la Shoah nest pas la suite des progroms du XIXe siècle;
-la Shoah nest pas seulement la suite des persécutions du Moyen Age;
-la Shoah nest pas exactement la même chose que le génocide des Arméniens. Cela ne veut pas dire que la Shoah mérite plus dattention que les autres génocides qui sont tous des crimes contre lhumanité. Simplement, la Shoah, historiquement parlant, est un événement dune autre nature.
Je vais prendre quelques exemples concrets, quand je dis quil faut accepter de laisser de côté un certain nombre de grilles danalyses rassurantes. Nous avons tendance à penser devant l'immensité de la tragédie que les juifs auraient pu sy prendre autrement pour échapper au piège, quils auraient pu faire quelque chose, bref que le bilan aurait été moindre sils avaient agi différemment.
Hannah Arendt avait évoqué la question des Conseils Juifs. Elle disait que si les juifs navaient pas été aussi bien organisés pour prendre en main leur propre destruction, le bilain aurait été moindre.
Cest très hasardeux comme hypothèse et ce nest pas du tout historien. Dabord un historien ne raisonne pas en disant et si
De plus cette hypothèse semble ignorer complètement quà partir doctobre 1941 toutes les portes de lEurope sont verouillées pour les juifs qui ne peuvent plus émigrer.
Plus aucun juif, même détenteur dun visa pour les Etats Unis ou dun autre pays, ne peut plus quitter le vieux continent.
Il ne faut pas soutenir une autre idée complètement fausse, celle de la passivité totale des victimes, des juifs comme des moutons amenés à labattoir.
Cette expression qui compare les victimes à des moutons est tirée de la Bible. En outre elle fut employée par les juifs eux mêmes et précisement par le chef de la résistance dans le ghetto de Vilna, Abba Kovner.
On a repris cette vieille formule pour parler de la passivité. Il faut rappeler que 2,5 millions de prisonniers de guerre soviétiques ont été assassinés par lAllemagne nazie, en particulier par la Wehrmacht. Ces soviétiques ont été tués ou emprisonnés dans des conditions inhumaines, on les a laissés crever comme des chiens, (il y a beaucoup de témoignages de prisonniers de guerre français qui les ont côtoyés dans les camps et qui ont assisté à leur calvaire). Cest sur 500 de ces prisonniers, dailleurs, que les nazis testent le gazage à Auschwitz. Or, ces soviétiques étaient presque tous jeunes, entre 20 et 25 ans, en bonne condition physique, ils avaient dautres moyens de défense que de pauvres vieux, des femmes et des enfants. Pourtant, ils ont été tués avec la même prétendue passivité que les juifs.
Ce quon oublie également quand on porte des jugements de valeur sur la passivité des victimes cest la rapidité du passage à lacte. Cest central à faire passer auprès des élèves, la moitié des victimes sont tuées en une seule année. Si vous prenez le cas français des 76.000 déportés juifs de France, ils ont été déportés en 2 ans et demi, (mars 1942- août 1944). La moitié dentre eux ont été déportés en un an (mars 1942-mars 1943). Tout va très très vite, tout est simultané. Quand on parle de passivité, nous devons expliquer à nos élèves que les grandes déportations des juifs de lEst sont précédées par 20 mois denfermement terrible dans les ghettos. Il faut évoquer les conditions de vie dans les ghettos. La population est terrorisée, affamée, malade, affaiblie (800 calories en moyenne par jour) et détruite psychologiquement. Comment se défendre dans ces conditions? Les familles étaient emprisonnées toutes ensemble, les vieux avec les enfants, comment quitter son père, sa mère, abandonner les grands-parents et fuir?
Dans le ghetto de Varsovie, entre novembre 1940 et juillet 1942, date de la déportation vers Treblinka, entre 80.000 et 100.000 juifs sont morts de maladie, de typhus et surtout de faim, avant même dêtre déportés dans un camp. La population que les nazis déporte pour lassassiner est déjà un population détruite psychiquement. Elle ne possède plus le lien social minimum qui permet de se sentir proche de son voisin et de former avec lui une chaîne de solidarité. Le bouleversement provoqué par la Shoah est tel quil a donné lieu à une théologie sans fin. De 1945 jusquà nos jours, dans le monde chrétien comme dans le monde juif, on nen finit pas de disserter sur labsence de Dieu, léclipse de Dieu, la parenthèse de Dieu, le regard de Dieu, le sens théologique que pourrait avoir cette effrayante catastrophe. Il est par exemple intéressant de savoir comment le milieu ultra orthodoxe dIsraël interprète la Shoah et sil participe à Yom Ha Shoah, le jour de la commémoration du génocide, à chaque printemps. Il y a une difficulté dans le fait de penser la Shoah. Plusieurs historiens, philosophes, se sont confrontés à ce dilemme.
Rechute dans la barbarie, dans la sauvagerie? (Norbert Elias), pour lui cest un recul de civilisation. Expression dune barbarie qui sinscrit dans le principe même de la civilisation (Theodor Adorno). Après la guerre, en 1946, Jean Paul Sartre, lun des grands penseurs du XXe siècle, publie Réflexion sur la question juive, un grand succès de public et pourtant ce texte prouve quil ne comprenait rien à lantisémitisme,. à la condition juive, à la Shoah. Cest un homme dont la réflexion sur lantisemitisme sest arrêtée à laffaire Dreyfus. Sartre na rien compris de la radicalité du nazisme, du racisme biologique. Quelle que soit lestime que lon peut porter à Sartre, le plus grand philosophe français de son siècle, on est obligé dadmettre que sa compréhension de la Shoah a été limitée. Il y a un véritable échec des intellectuels à penser le nouveau.
Ceci est vrai non seulement pour la Shoah, mais par exemple pour le fascisme. Pendant longtemps, chez beaucoup dhistoriens, le fascisme a été réduit à ses aspects réactionnaires. On na pas voulu voir quil y avait, au contraire, des aspects modernes, que cétait en fait une version réactionnaire de la modernité, enracinée dans la société technicienne, industrielle, urbaine, autrement dit que cétait un autre visage de la modernité et non pas une nostalgie réactionnaire. Le nazisme aussi a été quelque chose de nouveau même sil a repris beaucoup déléments anciens de la pensée allemande volkisch. Comme le nazisme et la Shoah sont essentiellement des éléments nouveaux dans lhistoire, ils déroutent profondément. On a longtemps pensé la violence en termes de massacres, on na pas vu que le génocide nétait pas un massacre à lancienne, car il a une dimension industrielle et pas seulement, la Shoah par balles dont le Mémorial a organisé une exposition, ce nest pas un massacre industriel, par contre Auschwitz, Treblinka ce sont des génocides industriels mais en même temps la Shoah est un génocide bureaucratique. Sans lenorme appareil bureaucratique que Raul Hilberg a parfaitement démontré dans La destruction des juifs dEurope, il ny aurait pas eu une telle efficacité dans le meurtre. On a longtemps vu le nazisme comme une sorte de romantisme mystique, cest vrai que cest ça aussi, cest bien un romantisme mystique qui emprunte à la pensée volkisch, à la pensée allemande la plus réactionnaire, mais le nazisme nest pas que cela, car il y a un autre aspect très important quon pourrait appeler le bio-pouvoir.
Le nazisme est ce mélange des contraires dont Philippe Burrin a dit que ça ressort dun racisme apocalyptique. La définition même de racisme apocalyptique pose un problème, car ce sont deux oxymores, deux termes qui sannulent: le racisme= science qui prétend que lhumanité est divisée en races, pensée qui sinscrit dans le XIXe siècle, tandis que lautre terme, apocalyptique, sinscrit dans une pensée millénariste, très ancienne, qui remonte au minimum au Moyen Age, au XIIe siècle.
Quand on sacharne à penser dans les termes de 1910, de la Grande Guerre, des Lumières, de la croyance dans le progrès, on ne peut pas concevoir la possibilité du génocide des juifs. Le génocide des Arméniens, dailleurs, a eu lieu en 1915 à la suite dune très longue croyance en la pensée scientifique, du progrès. Ce génocide est sans aucun doute lié historiquement à la Shoah.
Bensoussan partage lavis dAdorno: la Shoah est tout sauf une chute, une régression, un saut dans la barbarie.
Une question nous hante, et elle nest pas du tout naïve: comment un pays de si haute culture comme lAllemagne (mais aussi lAutriche) a pu concevoir et mettre au point un crime dEtat comme la Shoah? Le génocide des juifs a eu lieu dans dautres pays comme lUkraine, la Roumanie, mais son centre en a été lAllemagne.
Cest une question de fond qui est souvent posée par les élèves et à laquelle nous devons nous efforcer de répondre. Néanmoins cette question en cache une autre: est-ce que la culture peut être un antidote à la barbarie?
La culture ne protége pas du crime. Elle nest garante daucune conduite éthique. La culture et la pensée sont deux choses radicalement différentes, qui ne vont pas toujours ensemble, mais que nous avons tendance à confondre.
Le processus de pensée cest la possibilité de se mettre à distance et de se penser soi- même, la culture na rien à voir avec cela. Ce nest pas la culture qui civilise, cest la capacité de juger (G.Bensoussan, Auschwitz en héritage? nouvelle édition).
Ceci explique le comportement des architectes nazis de lextermination, ce sont des hauts fonctionnaires, des esprits brillants, des intellectuels, pas toujours des nazis fanatiques. Ces hommes sont de très haute culture et pourtant ces hommes au sens classique du terme, ne pensent pas.
Quand on parle de la culture allemande, il ne faut pas oublier lAutriche. Il faut mettre laccent, par exemple, sur le fait quun tiers des tueurs de la Shoah étaient des Autrichiens. Les principaux artisans de la Shoah sur le terrain, Franz Stangl, commandant de Treblinka, Odilo Globocnick, lhomme de lAktion Rheinhart, Eichmann, sans oublier Adolf Hitler, étaient tous Autrichiens.
Dans cette culture allemande et autrichienne y a-t-il eu un chemin particulier (un Sonderweg), une déviance, qui a nourri la pensée qui a permis le génocide? Aujourdhui, cette question est mal posée, cest une question simpliste qui était très diffusée tout de suite après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Pourquoi ce pays et pas un autre a basculé dans le crime du génocide? Est-ce que dans son histoire il y a eu quelque chose de spécifique (son histoire du XIXe siècle, davant le nazisme), qui pourrait expliquer la Shoah? Pourquoi la France, qui avait aussi au XIXe siècle une tradition antisémite et dans les années trente des idées raciales sur leugénisme, les aliénés et les malades mentaux, les soi-disant bouches inutiles, na pas suivi le même chemin?
Une autre erreur est damalgamer le sort de toutes les victimes de la barbarie de la Seconde Guerre mondiale: les juifs, les déportés politiques, les homosexuels, les tziganes.
Ce nest pas le même destin pour toutes ces victimes. Il ny a jamais eu de déportation de masse de tous les homosexuels. Si lon compare le destin des juifs et des deportés politiques, le chiffre de retour, des survivants nous explique que ce nest pas la même chose. Pour les juifs déportés, seulement le 2,5% reviennent vivants, tandis que pour les politiques le pourcentage est de 60%.
La Shoah est dabord un événement dhistoire et non pas un événement métaphysique. Devant la Shoah nous ne devons pas rester muets parce que lhorreur est grande. Nous pouvons être frappés de sidération, pourtant la sidération nest pas bonne conseillère surtout pour des enseignants qui doivent faire passer à leurs élèves un maximum de messages verbaux pour essayer de faire comprendre ce que cette catastrophe a été et permettre à eux qui seront des futurs adultes, des futurs citoyens, de se poser des questions politiques.
Des questions qui devront les hanter, rester dans leur cerveau très longtemps.
Il faut se défaire dune vision moralisante et compassioniste de lhistoire, se défaire dune vision larmoyante de la Shoah. Ce nest pas la peine den rajouter, laffaire est déjà tragique en elle-même. Nous pouvons essayer de lexpliquer froidement.
Un enseignant doit savoir poser à ses élèves des questions déplaisantes, des questions qui fâchent, pas des questions toujours politiquement correctes. Par exemple, la question sur lAllemagne, sur sa culture qui pourtant a basculé dans le génocide. Aujourdhui ce nest pas une question politiquement correcte, car tout le monde sefforce de souligner lamitié avec lAllemagne. Il faut revenir encore à la question du Sonderweg, théorie déjà discutée par les Allemands eux mêmes. Avant 1914, lAllemagne était la première puissance industrielle en Europe et la deuxième au monde. Après en 1939, cest probablement la 2ème ou 3ème puissance au monde.
Avant 1914, ce pays multiplie les Prix Nobel en chimie, en physique, en médecine, il y a beaucoup dintellectuels modernes, décrivains. Malgré cela, lAllemagne a une pensée politique archaïque, cest un pays qui a raté la révolution des Lumières. Cela ne veut pas dire que les Lumières sont étrangères à lAllemagne, bien au contraire. Les Lumières sont en partie un mouvement qui se développe en Allemagne et pas seulement en France (Kant, Goethe). Malheureusement la tradition de Lumières allemandes a échoué. les anti-Lumières lont emporté. Un historien anglais a défini cette situation, la modernité réactionnaire. La modernité, cest ladhésion à la technique, à lindustrie, la réaction cest le refus des Lumières. Voilà comment dans une même société nous pouvons avoir lexaltation du modernisme, de la technique, et en même temps la récusation de la modernité intellectuelle, un mélange particulièrement dangereux.
La République de Weimar qui naît en 1919 et qui seffondre en 1932-33, ne se fonde pas sur des vrais républicains. Cest une démocratie sans véritable esprit démocrate. En 1932-33 il ny a pas beaucoup de monde pour défendre la République.
Lorsque la guerre se termine le 9 novembre 1918, lAllemagne qui a tenu tête plusieurs armées nest pas vaincue complètement, son armée ne récule pas. LAllemagne signe un armistice en terre française. Cest un phénomène inouï: un pays qui reconnaît sa défaite en terre ennemie.
Il y a donc en Allemagne un sentiment de défaite imméritée, de trahison, dun coup de poignard dans le dos, une légende qui ne cesse de hanter lAllemagne. Elle favorise la propagande du nazisme et même le culte du Führer après 1933. On saperçoit Ian Kershaw la bien prouvé dans son livre Le mythe dHitler que le parti nazi en 1935 nest pas populaire en Allemagne, que la politique économique du Reich est franchement impopulaire auprès des ouvriers et des classes populaires, mais, malgré tout, pour tout ce qui touche à la défaite de la Grande guerre, Hitler est le Führer pour lensemble de la société allemande, y compris pour les opposants, les communistes et les socialistes.
Dans lhistoire du nazisme la date du 9 novembre est importante, elle revient de façon régulière:
9 novembre 1918, défaite
9 novembre 1923, Putsch de Munich,
9 novembre 1938, Nuit de Cristal (Pogromnacht)
9 novembre 1941, probablement glissement vers le génocide
Hitler dit dans un discours à la radio: jamais un 9 novembre ne se répétera dans lhistoire allemande.
Encore à propos du lien entre la défaite de la Grande guerre et du nazisme: la guerre menée par lAllemagne sur le front oriental entre 1914-18 annonce lhorreur qui se passe contre les Slaves et contre les Juifs entre 1939 et 1945.
Le front oriental a été le laboratoire de lhorreur allemande de la Seconde Guerre mondiale. En 1914, lAllemagne jette un regard colonial sur les peuples slaves. Les Slaves, les Russes, les Ukrainiens, les Juifs de lEst, les Bielorusses, sont considérés exactement de la même façon que la France a considéré lAfrique.
Une autre question que nous sommes obligés daborder en classe est la question de lantisémitisme. Lerreur serait de ramener le génocide à lantisémitisme, car des nations très antisémites en Europe il y en a eu dautres que lAllemagne.
En 1914, on considérait la Roumanie comme le pays le plus antisémite, puis la Russie et la France. LAllemagne ne venait pas à la première place.
Il faut interroger lantisémitisme comme une passion européenne et pas seulement comme une passion allemande, une passion de nature paranoïaque. Cela est difficile à expliquer à des élèves.
On ne peut pas réduire lhistoire de lantisémitisme à lhistoire des persécutions. Raconter aux élèves que les juifs ont été persecutés ici, brûlés là, expulsés ailleurs ne fait avancer la réflexion. Il ne faut pas enseigner la Shoah comme une longue histoire de discriminations et de persécutions. Il faut montrer que lantisémitisme était un code culturel en Europe, un code dintégration sociale. Lantisémisme est une idéologie, la logique dune idée. Prenez une idée, poussez-là aux extrêmes conséquences, vous devenez prisonnier de cette idée. Lantisémitisme est un système de croyances. Cest la croyance en un complot juif. Cest une croyance enracinée dans lhistoire de lEurope, lantisémitisme va et vient. Il y a des moments de calme et des moments de violence, mais il est toujours là, même sil prend des formes différentes: religieux, social, économique, nationaliste, puis au XIXeme siècle racial.
Quand lassimilation est vue par les juifs comme la solution au problème (que pose leur existence dans une société où ils sont minoritaires), cest la même assimilation quest vue par les antisémites comme un problème. Comment sen sortir alors ?
Pour les antisémites du XIXe siècle, malgré lhéritage des Lumières, malgré lémancipation des droits, les juifs ne sont pas des citoyens comme les autres. Lassimilation nest pas une solution pour la question juive.
Lantisémitisme nest pas une donnée éternelle, cest une donnée qui ressurgit à intervalles irréguliers et à des moments où on ne sy attend pas. On nen a pas fini avec cela.
Beaucoup dintellectuels européens ont sous-estimé lantisémitisme nazi. Ils ne lont pas vu venir, ils ont vu dans lantisémitisme davant 1939 une sorte de propagande, quelque chose quon utilisait pour détourner les masses des vrais problèmes de la société, pour focaliser les problèmes sur un bouc-émissaire. Cette théorie est vraie en partie, mais elle est simpliste pour expliquer ce qui sest passé.
Georges Bensoussan parle de la passion antisémite en Europe. Lantisémitisme nazi na pas été un prétexte, mais une vision du monde, ce nétait pas lun des éléments de lidéologie nazie, cétait le coeur même de cette idéologie.
On ne peut plus parler aujourdhui doccultation de la Shoah. En France, lenseignement de la Shoah est nettement mieux fait que dans beaucoup dautres pays dEurope. On pouvait parler doccultation il y a 30 ou même 20 ans, aujourdhui ce nest plus le cas. Il ny a pas de déni de la Shoah et on parle de la Shoah. On en parle beaucoup. Selon certains, on en parle trop.
Le fait quon en parle beaucoup, nest pas forcément le gage dune connaissance efficace, dune connaissance problématisée, dune connaissance qui aide à comprendre le monde dhier, bien sûr, mais le monde daujourdhui aussi.
Il y a des effets pervers dans le fait que la Shoah sest imposée comme norme, comme référence quasi permanente aujourdhui dans une bonne partie de lopinion occidentale. Nous avons tendance à projeter Auschwitz sur lactualité, à voir constamment la Shoah dans un grand nombre dévénements contemporains. Nous avons tendance également à projeter Auschwitz sur le passé, dans les deux cas Auschwitz ne permet pas de comprendre ni le présent, ni le passé.
Si nous projetons constamment Auschwitz sur lactualité, nous sommes obligés de conclure que, dans la grande majorité des cas, ce nest pas un autre Auschwitz. Sarajevo, en 1993, nétait pas le ghetto de Varsovie. Ça ne veut pas dire pour autant que cétait supportable, acceptable; mais ce nétait pas la même chose. Lorsque nous nous rendons compte que ce qui se passe nest pas comme à Auschwitz, cette considération fait en sorte que lactualité, le présent, nous semble moins grave, donc acceptable.
Un autre problème est que le fait de projeter Auschwitz sur le passé fait en sorte que tout ce qui sest passé avant la Shoah paraît secondaire. Cest le cas, par exemple, des vagues des pogroms en Russie qui ont déclenché dans les communautés juives la solution nationale, cest-à-dire le projet du sionisme comme dernière solution pour fuir et survivre ailleurs. Nous avons tendance à sous-estimer le choc moral quont été les pogroms, surtout celui de Kiinev (avril 1903) qui a marqué un tournant dans lhistoire des juifs. Nous sous-estimons ces événements dune violence extrême, car, en comparaison avec la Shoah, ils nont fait que peu de morts(49 à Kiinev).
Il y a des traumatismes dans lhistoire des juifs qui ont été complètement oubliés, comme lexpulsion des Juifs dEspagne à la fin du XVè siècle (1492). Cet événement a été le traumatisme les plus important dans toute lhistoire des juifs avant Auschwitz. Très longtemps, pour beaucoup de familles juives, le mot Sefarad, Espagne, fut un mot interdit.
La Shoah aurait pu ne pas avoir lieu. Les racines de la Shoah ne se laissent pas enfermer dans une causalité linéaire.
Quel fut le terreau du désastre, le milieu culturel qui a nourri le projet de mettre en place la Shoah? Quest-ce qui a favorisé le passage à lacte?
Bensoussan insiste sur la période des anti-Lumières (fin du XIXe siècle) où se mêlent darwinisme social et darwinisme racial. La pensée eugéniste a triomphé dans une grande partie du monde occidental, bien avant lépoque dHitler.Il sagit dun courant très puissant en Europe, en particulier en Allemagne, mais aussi en Suède, en France. Ce courant est marqué dun refus de la démocratie et de la modernité. Ce terreau culturel des anti-Lumières, après 1945 et la découverte des crimes nazis, a sombré dans loubli, la mémoire collective la effacé. Il paraissait plus simple dexpliquer le génocide comme un accident dans lhistoire, un basculement dans lhorreur, un dérapage dans la barbarie.
Nous préférons nous penser comme les héritiers des Lumières, de la Révolution, des droits de lhomme.
Dans les années après la guerre, on a parlé de lantisémitisme nazi. On a souvent mis laccent sur le fait que les nazis étaient des païens, qui avaient abjuré la religion catholique ou protestante, mais cela nest vrai que pour environ 20% des Allemands nazis. 80% des nazis étaient restés fidèles à la religion de leur naissance.
Les chefs nazis, Allemands et Autrichiens, étaient nourris de catéchisme. Ils avaient appris la leçon de lantijudaïsme, le juif comme image du Diable, lidée des juifs qui ont assassiné Jésus, le mépris des juifs. (Jules Isaac, Genèse de lantisémitisme).
LEurope daprès guerre a eu besoin de tourner la page et la mémoire est aussi une machine à oublier (lhomme a besoin doublier lhorreur, autrement il devient fou,il se forge une nouvelle mémoire). Lamnésie fait partie du fonctionnement des sociétés et leffort des professeurs dhistoire est de rendre visible le cheminement, permettre de faire comprendre aux élèves, aux jeunes générations, ce qui a rendu possible un événement.
Il ny a pas de causes qui ont provoqué la Shoah. Il y a certainement un terreau culturel à découvrir, à rendre visible pour nos élèves, une gestation intellectuelle.
Cest cette gestation intellectuelle qui nous permet de comprendre par exemple lassassinat des malades mentaux, des aliénés, des incurables.
Sur le programme nommé par les nazis T4, mis en place en Allemagne et en Autriche de 1939 à 1941, il y a récemment de nouvelles recherches selon lesquelles 250.000 personnes auraient été tuées(par ex. Yves Ternon, jusquà il y a une dizaine dannée ce chiffre était fixé par les historiens à 80.000). Parmi ces victimes, un bon nombre aurait été tué dans les centres de mise à mort en Pologne.
Est-ce quon peut comprendre ce fameux programme T4 sans jeter la lumière sur un contexte deugénisme négatif du XXe siècle, sur lhygiène raciale, sur ce darwinisme racial dordre vulgaire qui sest diffusé en Europe entre la fin du XIX et le début du XXè siècle? Ce courant de pensée a imprégné les cerveaux et les consciences des scientifiques, des médecins allemands, mais aussi suisses, français, suédois.
En Allemagne, dans les années 20, dans les milieux de la psychiatrie et de la médecine, on employait couramment lexpression Ballastexistenzen, des existences fardeau, pour désigner la vie des aliénés. En 1920, deux Allemands publient un texte clé, Mettre fin aux vies indignes dêtre vécues, dans lequel ils préconisent leuthanasie pour ce quils appellent des enveloppes humaines vides. Ce texte est passionnant dans le sens quil jette une lumière sur cette gestation intellectuelle.
Le programme nazi T4 sédifie dans ce cadre culturel et scientifique. Le corps humain doit être jeune, fort, utile, productif pour la société, le crime commis est mené au nom dune vision biologique du monde.
Si on refuse lhistoire culturelle de la Shoah en disant quon ne peut pas lexpliquer, on prend le risque de faire de la catastrophe génocidaire, y compris du programme T4, une sorte daccident métaphysique de lhistoire, un dérapage de lhumanité, une parenthèse quon ne peut expliquer rationnellement.
La Shoah est avant tout, et malgré la dimension de lhorreur et du drame, un fait dhistoire, qui appartient dabord aux historiens, même sil est clair que la Shoah nappartient pas quaux historiens. Il faut sefforcer de lanalyser comme on analyse la Révolution française.
Certes, la Shoah reste un événement sans précédent dans lhistoire (théorie de Yehuda Bauer que Bensoussan préfère à celle dautres historiens qui parlent de la singularité de la Shoah, car tout événement par définition est unique), toutefois il ne faut pas penser quil sagit dun événement sans racines et pour cela il faut expliquer à nos élèves ce que la plupart des manuels scolaires ne disent pas: les anti-Lumières, le racisme, lanti-modernité, leugénisme.
Dailleurs leugénisme des années 1880-1945 a été peu étudié par les premiers historiens de la Shoah(ex Raul Hilberg).
La Shoah demeure le résultat dun long antijudaïsme en Europe, le résultat de lenseignement du mépris, de la diabolisation du juif, mais cela ne suffit pas à expliquer ce qui sest passé, il y a dautres courants qui participent et en particulier une certaine conception biopolitique qui fait des hommes non plus un peuple, mais une population que lon gère comme un stock et que lon contrôle au nom du bien public.
Le génocide des juifs est avant tout une extermination biologique, un crime commis au nom dune logique nouvelle qui se met en place au XXe siècle.
Dans lhistoire de la Shoah, il y a la convergence de deux courants, lantijudaïsme et la primauté du biologique dans la conception de lexistence. Ces deux courants sont en partie nourris dirrationnel.
En tant quenseignants, nous avons tendance à négliger la part de lirrationnel de lhistoire, pourtant lirrationnel est très important dans lhistoire du nazisme et de la Shoah(par exemple la diabolisation des juifs, la chasse aux sorcières ).
Nous baignons dans une époque compassionnaire et dans une époque victimaire.
La véritable spécifité de la Shoah ce sont les motivations des assassins, leur obsession idéologique antijuive. Ce qui est unique ce nest pas seulement la technique, la chambre à gaz qui abolit la responsabilité individuelle du meurtre, même si la Shoah est un génocide industriel. Pourtant nous savons aujourdhui quune grande partie de la Shoah a eu lieu par des tueries de masse par balles. Ce nest pas non plus la déportation, mais cest plutôt le délire idéologique des assassins, un délire purificateur, rédempteur. Cest le racisme apocalyptique, millénariste dont parle Philippe Burrin.
Léconomie, la technique, la bureaucratie ne sont que les moyens dune politique mise en place au service dune idéologie. Ce ne sont pas des raisons pratiques qui poussent lAllemagne au génocide des juifs, lobsession raciale et antisémite est bien plus forte que nimporte quel calcul économique. (tiré de Georges Bensoussan, avant propos de Les architectes de lextermination. Götz Aly, Susanne Heim).
Lorsquen classe, nos élèves nous demandent de comparer la Shoah à lesclavage des noirs, à lArmenie, aux goulags, à la décolonisation, etc., il faut accepter la comparaison, en insistant sur le fait quils sont tous des événements historiques dramatiques, mais de nature différente. Il ne sagit pas de doser lhorreur et de doser la compassion que chaque événement mérite, mais simplement de dire en quoi chaque événement est différent de lautre. A force de faire de lamalgame on ne comprend plus rien ni à la Shoah ni à la guerre dAlgérie.
Au Mémorial, il arrive souvent de recevoir des groupes de juifs et cette idée de comparer la Shoah à dautres événements tragiques de lhistoire nest pas toujours acceptée.
Un autre aspect spécifique de la Shoah et qui la rend différente du génocide des Arméniens dans lEmpire ottoman ou des Tutsi du Rwanda, cest quil ny a pas daire géographique du génocide. La Shoah appartient à lEurope car les juifs ne disposaient pas dun territoire national et car les nazis étaient en Europe.
Si lAllemagne en avait eu la possibilité, il est fort probable que les juifs de tous les autres pays auraient fait partie du plan génocidaire. Dailleurs, en Tunisie, les nazis avaient commencé à chercher les juifs et ils ont réussi à en déporter quelques uns par avion à Auschwitz. Dautre part, même les îles normandes dAngleterre ont été touchées par la déportation.
Comparer la Shoah est une démarche historique normale et légitime en soi. Toutefois si nous comparons deux événements radicalement différents, nous prenons un grand risque, celui de la confusion totale. La comparaison ne peut pas sappuyer sur lignorance historique des faits.
Lorsque lon compare la colonisation en Afrique avec la Shoah, on voit quil ny a jamais eu de génocide dans la colonisation, sauf dans un cas: le génocide des Hereros en Namibie. Le génocide nest pas un crime de la même nature quun massacre. Il faut un ordre du pouvoir établi dextérminer toute la population, une volonté déradiquer une portion de lhumanité quon a décrétée en trop sur la terre.
Les historiens ne peuvent pas nier que, dans la colonisation, il y a eu des massacres terribles, un cas terrible, par exemple, a été le massacre des Indiens de lAmérique du Sud (Bensoussan le définit ethnocide, comme dailleurs Joel Kotek) .
Dautres historiens défendent lidée que la Shoah sinscrit dans ce que les nazis appelaient le plan général pour lEst (Götz Aly et Susanne Heim, Les architectes de lextermination, Calmann-Lévy), mis en place à partir de fin 1941. Cest un plan qui vise à soumettre les peuples de lEst, les Slaves en particulier et à faire mourir de faim un certain nombre de bouches inutiles, pour germaniser ces terres orientales et faire place nette aux Allemands aryens.
Cette thèse a le mérite de faire leffort de mieux comprendre ce que la guerre à lEst a été, avec son tragique bilan de morts, car il y a certes eu des massacres énormes de Polonais (on estime environ 3 millions de Polonais non juifs tués), d'Ukrainiens, mais il ny a pas eu de génocide de ces peuples. Dautre part, cette thèse insiste trop sur la question démographique et ne voit pas la specificité du génocide des juifs. Bensoussan met laccent sur le fait que déporter et assassiner les juifs de lOuest (de Hollande, de Belgique, de France) navait aucun rapport avec cette politique de germanisation de lEst.
Y avait-t-il besoin daller chercher les 44 enfants dIzieu pour les envoyer dans les chambres à gaz de Birkenau pour réaliser ce plan?
La Shoah na pas suivi, daprès Bensoussan, une logique démographique ni économique.
Dire que les juifs ne sont pas les seuls à avoir souffert pendant la guerre est vrai. Ne pas oublier les autres massacres et les autres victimes du nazisme est un devoir dhistoire, toutefois il faut mettre en garde nos élèves de ne pas tout confondre.
On ne peut pas parler de génocide, dextermination pour les déportés politiques(60% des déportés politiques français ont survécu, par contre seulement 3% des déportés juifs sont revenus vivants dAuschwitz et des camps). Un génocide implique lassassinat systematique de tout un peuple, y compris des enfants.
Les enfants juifs (de moins de 15 ans) représentent ¼ des victimes, plus de 1,5 million denfants ont été assassinés, toute une jeunesse détruite. On ne trouve pas cet effectif pour les Polonais, les Russes ou les autres peuples persécutés par les nazis. La plupart des autres victimes non juives sont des adultes, même sil y a eu beaucoup denfants parmi les victimes de guerre.
Pour lAllemagne nazie, aller chercher avec des camions les 44 enfants juifs cachés à Izieu, en avril 1944, lorsque la guerre est déjà perdue, ne signifie rien dautre quessayer jusquà la fin de réaliser ce projet de génocide, cette volonté idéologique den finir avec tous les juifs sur terre. Ces enfants ne pouvaient pas être des ennemis du Reich, ils ne pouvaient pas gêner le plan général de lEst. Leur mort navait aucune utilité pratique pour contribuer au remodelage de lEurope orientale.
La logique cest la mort prioritaire des enfants, parce quils sont, aux yeux des nazis, le germe de lincarnation du mal, du judaïsme à exterminer.
Hiroshima et Nakasaki, sont des crimes de guerre horribles, dune barbarie affreuse, qui nest certes pas inférieure à la Shoah, mais là encore il sagit dévénements de nature autre. Les Américains navaient pas pour but de tuer tous les Asiatiques, mais de mettre fin à la guerre le plus vite possible. Il ny a pas de volonté génocidaire. Auschwitz était une fin en soi, alors que que Hiroshima et Nakasaki ont été le moyen, dune logique terrible de guerre. Il ny a pas de causes à la Shoah. Rechercher des causes pour expliquer la nécessité du génocide signifie construire une logique a posteriori qui rend la Shoah un événement inéluctable.
Une autre comparaison souvent évoquée est celle avec la grande famine en Ukraine.
En 1933, Staline déclenche une terrible famine, un plan criminel dont le but est de vaincre la résistance des paysans ukrainiens (lUkraine est le grenier de blé de lUrss) à la collectivisation de lagriculture et des terres. Ce plan provoque la mort de millions des Ukrainiens. Là aussi, il y a des enfants qui meurent et ils meurent de faim avec leurs parents. Ce sont des victimes innocentes qui méritent toute notre compassion.
La famine provoquée par Staline est un crime contre lhumanité, un massacre énorme, mais ici aussi la nature du crime est différente. Cest la barbarie de la politique, la famine est un moyen. Mais Staline na pas pour but de tuer tous les Ukrainiens, ce nest pas un génocide comme la Shoah.
La Shoah a été un crime sans précédent dans lhistoire, la preuve en est que les hommes ne savaient même pas comment le définir. Churchill déclare à la BBC en août 1941, lorsque les massacres à lEst venaient de commencer: nous sommes en présence dun crime qui na pas de nom.
Aujourdhui en Pologne, par ex., de toute la culture et présence juives, il ne reste quasiment rien, tout a été détruit par la Shoah, même chose à Salonique, en Grèce.
A Auschwitz, les personnes qui arrivaient par les trains et qui étaient assassinées en très peu de temps, étaient traitées comme des ordures, selon un processus industriel. Le gaz Zyklon B est apporté par des camionettes de la Croix Rouge. Il ne sagit pas là de cynisme. Pour lAllemagne nazie, lassassinat des juifs est un procédé médical (juifs= bacilles, virus, poux ).
Le destin de la personne, homme, femme ou enfant, a été réduit à un objet. Dans la Shoah, la victime est réduite à un objet biologique (la nature humaine est malleable, on peut modifier, gérer lhumanité).
La Shoah nest pas une histoire comme les autres. Cest dabord une histoire qui nous concerne et qui nous questionne tous. Ce qui est mort à Auschwitz, ce nest pas seulement le peuple juif, mais cest surtout la notion dhumanité.
Questions du public
1)Vous pouvez revenir sur la question des Tsiganes? Sagit-il dun génocide?
Ils nont pas eu le même destin que les juifs. Seuls les Tsiganes nomades ont été déportés, pas les sédentaires, en règle générale. Dans les pays occupés de lEurope, les nazis ne se sont pas intéressés à la déportation des Tsiganes il faut savoir que dans certains pays comme la France, par exemple, lorsque les Allemands arrivent, les Tsiganes sont déjà internés. Il aurait été facile de les déporter à lEst. Pourtant il ny a pas eu de Tsiganes déportés de France.
Cétaient les juifs les ennemis des aryens. Ils sont lincarnation du mal, dun sang qui ne doit plus couler. Tandis que pour les Tsiganes, les nazis prétendent que leur problème est le nomadisme. Il faut surtout empêcher que leur sang se mélange au sang des aryens. Toutefois, sils sintégraient, ils ne poseraient plus de problèmes à lAllemagne.
Certains prétendent que la destruction des juifs était prioritaire et que si les Allemands avaient gagné la guerre, ils se seraient occupé des tuer aussi tous les Tsiganes, mais on ne fait pas lhistoire avec des hypothèses. Sur plusieurs millions de Tsiganes dans lEurope des années 1939-1945, on estime quentre 130.000 et 170.000 auraient été assassinés, il sagit alors dun massacre à grande échelle, non dun génocide planifié visant à faire disparaître les Tsiganes de la terre.
2)Sur le plan Madagascar?
La Pologne avait évoqué le projet de se débarasser de ses juifs en 1937.Adolf Eichmann étudie à nouveau ce plan.
Le projet de déporter 4 millions de juifs vers cette île française pour les faire mourir de faim, de maladie, de travail forcé, échoue car en 1940 lAllemagne décide dattaquer lAngleterre, donc elle a besoin de sa flotte. Des difficultés dordre logistique font que le plan est abandonné en février 1942.
3)Intentionnalisme et fonctionnalisme.
Intentionnalisme, le rôle central et décisif dHitler dans la planification du génocide, idée déjà présente dans Mein Kampf.
Fonctionnalisme, radicalisation du processus, lAllemagne dHitler est certes déjà profondément antisémite mais la décision de tuer tous les juifs se précise au cours des événements, surtout après la guerre contre lUnion Soviétique.
Bensoussan partage lopinion de beaucoup dhistoriens contemporains, selon lesquels la vérité est à moitié chemin, les deux théories sont en partie vraies. Néanmoins, la guerre à lEst a vraiment été le fil conducteur de la Shoah, le déclenchement dune violence barbare et extrême (en 2, 3 mois lAllemagne perd les deux-tiers de ses forces), même sil y a déjà des éléments génocidaires avant 1939-40 (les ghettos, par ex, où les juifs sont enfermés et y meurent de faim, de maladie).
(testo raccolto da Laura Fontana)
La Shoah est un objet politique, un objet dhistoire. Shoah est un mot hébreu qui sest imposé très tôt en Israël, puisquen 1951 une loi dEtat a fixé ce mot; à cette époque là, dans le monde occidental on ne parlait pas de Shoah.
Quest-ce que la Shoah? Cest la destruction denviron 6 millions de juifs européens assassinés dans un silence quasi complet, dabord de lEurope bien sûr, mais quasi complet du monde alors que linformation était très répandue et fiable dès le mois daoût 1941. On aura loccasion cette semaine de revenir encore sur cette question de linformation.
La décision, comme le disait Himmler dans son discours aux officiers SS en octobre 1943 (Discours du Reichführer-SS Himmler devant des officiers supérieurs SS à Poznan, les 4 et 6 octobre 1943): Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre. » (6 octobre 1943). Cette décision déliminer un peuple de la face de la terre est unique à ce jour, cela ne veut pas dire que ce génocide est unique. Il y a eu des génocides avant et des génocides après. Cette notion est très importante à faire passer dans un enseignement de la Shoah, toutefois il faut expliquer cette unicité.
Cette décision est aussi lhéritage dune longue histoire européenne et pas seulement dune longue histoire allemande. Ce nest pas seulement lhistoire dun siècle ou du nazisme. Lorsque le nazisme arrive au pouvoir en Allemagne en 1933 les choses sont déjà jouées, non pas dans la décision du génocide, mais les choses sont jouées sur le plan culturel.
Je prendrai seulement un exemple: quant au XIVe siècle, les juifs sont définis comme agents de Satan, il y a une diabolisation des juifs qui se diffuse en Europe. Comment cette image aurait pu ne pas laisser de traces dans lhistoire européenne, jusquau XXe siècle, malgré la sécularisation, malgré le processus de laïcisation?
Nous avons eu à faire dans lhistoire européenne sur le long terme, à une longue paranoïa antijuive. Quel a été le rôle de cette paranoïa dans la décision génocidaire?
La Shoah a commencé par des massacres de juifs de Pologne dès 1939. La grande erreur cest de croire que les massacres commencent en 1941. Il y a déjà dès lautomne 1939 une extrême violence de la Wehrmacht et des Einsatzgruppen. Ces groupes ont été constitués pour lAutriche en 1938, suite à lAnschluss, puis on les retrouve en 1939 en Pologne, où ils entrent en action contre les élites polonaises et une partie de la population juive.
L extrême violence ne commence pas avec lOpération Barbarossa, mais elle est déjà là en 1939. Il y a des massacres importants, mais il ne sagit pas des massacres systématiques qui ne commencent quà partir de juin (22-23 juin) 1941.
Senclenche un processus génocidaire, en plusieurs phases: il y a eu un massacre qui a été décidé dès le mois de mars 1941 par les Einsatzgruppen. Il est effectif à partir des 22 et 23 juin 1941: sont tués les juifs soviétiques, hommes, de plus de 15 ans. A partir de la deuxième quinzaine du mois daoût 1941, ça bascule en décision génocidaire de tous les juifs soviétiques, y compris des femmes et des enfants.
A partir de lautomne 1941 et probablement entre le 25 octobre et le 10 novembre, (aujourdhui les recherches nous permettent de proposer une datation assez précise, même sil faut tenir compte quil ny a jamais dordre écrit dans un génocide), on bascule dans la décision génocidaire de tous les juifs de lEurope et également, si les nazis en avaient eu la possibilité, des juifs du monde entier.
A partir de la décision génocidaire, ce qui est frappant cest l extrême rapidité du processus. La moitié des victimes de la Shoah, donc 3 millions de personnes, sont tuées en une seule année, lannée 1942. Cest lépicentre du massacre.
Un autre point doit être souligné: la majorité des victimes de la Shoah nont pas été tuées dans un camp de concentration et ny sont jamais entrées. Elles ont été assassinées dans les centres de mise à mort en Pologne (Chelmno, Treblinka, Sobibor, Belzec, qui nétaient pas des vrais camps), ou elles ont été tuées par balles par les Einsatzgruppen ou dans les ghettos. Cette idée selon laquelle la Shoah sidentifie au camp de concentration est une idée totalement erronée.
Le bilan des Einsatzgruppen est de lordre de 2 millions de personnes assassinées. Ce bilan a été longtemps sousestimé.
En quoi la Shoah est-elle un fait dhistoire? En quoi nous intérroge-t-elle encore aujourdhui? Pourquoi la Shoah pose des questions politiques, des questions ouvertes?
La Shoah est un événement particulièrement difficile à penser; comme tout génocide dailleurs car ceci est vrai pour les Arméniens, comme pour les Tutsi. Dans la mesure où cest un événement difficile à penser, nous avons tendance à nous rapprocher de systèmes de pensée obsolètes, de systèmes de pensée rassurants.Nous avons tendance à nous rassurer en pensant que la Shoah cest du déjà vu dans lhistoire. Il y a eu dautres génocides avant la Shoah, sauf quici il y a autre chose et nous nous efforcerons de démontrer ce qui fait de la Shoah un génocide autre.
Pour aborder la Shoah il faut accepter de penser autrement, accepter dabandonner les chemins rassurants, car cet événement bouleverse les catégories habituelles de lentendement.
(Penser cest se déprendre du connu, Michel Foucault)
La Shoah est un événement profondement anxiogène. Il est difficile de regarder cet événement en face et de létudier pendant des mois, des années, sans être envahi par des bouffés dangoisse. Nous avons tendance à nous protéger de langoisse, cela est tout à fait normal, donc à choisir un système de pensée capable de nous rassurer.
Il faut abandonner les repères rassurants. La Shoah ést un sujet qui ne rassure pas et qui demande, au contraire, de suivre des raisonnements différents:
-la Shoah nest pas la suite des progroms du XIXe siècle;
-la Shoah nest pas seulement la suite des persécutions du Moyen Age;
-la Shoah nest pas exactement la même chose que le génocide des Arméniens. Cela ne veut pas dire que la Shoah mérite plus dattention que les autres génocides qui sont tous des crimes contre lhumanité. Simplement, la Shoah, historiquement parlant, est un événement dune autre nature.
Je vais prendre quelques exemples concrets, quand je dis quil faut accepter de laisser de côté un certain nombre de grilles danalyses rassurantes. Nous avons tendance à penser devant l'immensité de la tragédie que les juifs auraient pu sy prendre autrement pour échapper au piège, quils auraient pu faire quelque chose, bref que le bilan aurait été moindre sils avaient agi différemment.
Hannah Arendt avait évoqué la question des Conseils Juifs. Elle disait que si les juifs navaient pas été aussi bien organisés pour prendre en main leur propre destruction, le bilain aurait été moindre.
Cest très hasardeux comme hypothèse et ce nest pas du tout historien. Dabord un historien ne raisonne pas en disant et si
De plus cette hypothèse semble ignorer complètement quà partir doctobre 1941 toutes les portes de lEurope sont verouillées pour les juifs qui ne peuvent plus émigrer.
Plus aucun juif, même détenteur dun visa pour les Etats Unis ou dun autre pays, ne peut plus quitter le vieux continent.
Il ne faut pas soutenir une autre idée complètement fausse, celle de la passivité totale des victimes, des juifs comme des moutons amenés à labattoir.
Cette expression qui compare les victimes à des moutons est tirée de la Bible. En outre elle fut employée par les juifs eux mêmes et précisement par le chef de la résistance dans le ghetto de Vilna, Abba Kovner.
On a repris cette vieille formule pour parler de la passivité.
Il faut rappeler que 2,5 millions de prisonniers de guerre soviétiques ont été assassinés par lAllemagne nazie, en particulier par la Wehrmacht. Ces soviétiques ont été tués ou emprisonnés dans des conditions inhumaines, on les a laissés crever comme des chiens, (il y a beaucoup de témoignages de prisonniers de guerre français qui les ont côtoyés dans les camps et qui ont assisté à leur calvaire). Cest sur 500 de ces prisonniers, dailleurs, que les nazis testent le gazage à Auschwitz.
Or, ces soviétiques étaient presque tous jeunes, entre 20 et 25 ans, en bonne condition physique, ils avaient dautres moyens de défense que de pauvres vieux, des femmes et des enfants. Pourtant, ils ont été tués avec la même prétendue passivité que les juifs.
Ce quon oublie également quand on porte des jugements de valeur sur la passivité des victimes cest la rapidité du passage à lacte.
Cest central à faire passer auprès des élèves, la moitié des victimes sont tuées en une seule année. Si vous prenez le cas français des 76.000 déportés juifs de France, ils ont été déportés en 2 ans et demi, (mars 1942- août 1944). La moitié dentre eux ont été déportés en un an (mars 1942-mars 1943). Tout va très très vite, tout est simultané.
Quand on parle de passivité, nous devons expliquer à nos élèves que les grandes déportations des juifs de lEst sont précédées par 20 mois denfermement terrible dans les ghettos. Il faut évoquer les conditions de vie dans les ghettos. La population est terrorisée, affamée, malade, affaiblie (800 calories en moyenne par jour) et détruite psychologiquement. Comment se défendre dans ces conditions? Les familles étaient emprisonnées toutes ensemble, les vieux avec les enfants, comment quitter son père, sa mère, abandonner les grands-parents et fuir?
Dans le ghetto de Varsovie, entre novembre 1940 et juillet 1942, date de la
déportation vers Treblinka, entre 80.000 et 100.000 juifs sont morts de maladie, de typhus et surtout de faim, avant même dêtre déportés dans un camp.
La population que les nazis déporte pour lassassiner est déjà un population détruite psychiquement. Elle ne possède plus le lien social minimum qui permet de se sentir proche de son voisin et de former avec lui une chaîne de solidarité.
Le bouleversement provoqué par la Shoah est tel quil a donné lieu à une théologie sans fin. De 1945 jusquà nos jours, dans le monde chrétien comme dans le monde juif, on nen finit pas de disserter sur labsence de Dieu, léclipse de Dieu, la parenthèse de Dieu, le regard de Dieu, le sens théologique que pourrait avoir cette effrayante catastrophe. Il est par exemple intéressant de savoir comment le milieu ultra orthodoxe dIsraël interprète la Shoah et sil participe à Yom Ha Shoah, le jour de la commémoration du génocide, à chaque printemps.
Il y a une difficulté dans le fait de penser la Shoah. Plusieurs historiens, philosophes, se sont confrontés à ce dilemme.
Rechute dans la barbarie, dans la sauvagerie? (Norbert Elias), pour lui cest un recul de civilisation.
Expression dune barbarie qui sinscrit dans le principe même de la civilisation (Theodor Adorno).
Après la guerre, en 1946, Jean Paul Sartre, lun des grands penseurs du XXe siècle, publie Réflexion sur la question juive, un grand succès de public et pourtant ce texte prouve quil ne comprenait rien à lantisémitisme,. à la condition juive, à la Shoah.
Cest un homme dont la réflexion sur lantisemitisme sest arrêtée à laffaire Dreyfus.
Sartre na rien compris de la radicalité du nazisme, du racisme biologique.
Quelle que soit lestime que lon peut porter à Sartre, le plus grand philosophe français de son siècle, on est obligé dadmettre que sa compréhension de la Shoah a été limitée.
Il y a un véritable échec des intellectuels à penser le nouveau.
Ceci est vrai non seulement pour la Shoah, mais par exemple pour le fascisme. Pendant longtemps, chez beaucoup dhistoriens, le fascisme a été réduit à ses aspects réactionnaires. On na pas voulu voir quil y avait, au contraire, des aspects modernes, que cétait en fait une version réactionnaire de la modernité, enracinée dans la société technicienne, industrielle, urbaine, autrement dit que cétait un autre visage de la modernité et non pas une nostalgie réactionnaire.
Le nazisme aussi a été quelque chose de nouveau même sil a repris beaucoup déléments anciens de la pensée allemande volkisch.
Comme le nazisme et la Shoah sont essentiellement des éléments nouveaux dans lhistoire, ils déroutent profondément.
On a longtemps pensé la violence en termes de massacres, on na pas vu que le génocide nétait pas un massacre à lancienne, car il a une dimension industrielle et pas seulement, la Shoah par balles dont le Mémorial a organisé une exposition, ce nest pas un massacre industriel, par contre Auschwitz, Treblinka ce sont des génocides industriels mais en même temps la Shoah est un génocide bureaucratique. Sans lenorme appareil bureaucratique que Raul Hilberg a parfaitement démontré dans La destruction des juifs dEurope, il ny aurait pas eu une telle efficacité dans le meurtre.
On a longtemps vu le nazisme comme une sorte de romantisme mystique, cest vrai que cest ça aussi, cest bien un romantisme mystique qui emprunte à la pensée volkisch, à la pensée allemande la plus réactionnaire, mais le nazisme nest pas que cela, car il y a un autre aspect très important quon pourrait appeler le bio-pouvoir.
Le nazisme est ce mélange des contraires dont Philippe Burrin a dit que ça ressort dun racisme apocalyptique. La définition même de racisme apocalyptique pose un problème, car ce sont deux oxymores, deux termes qui sannulent: le racisme= science qui prétend que lhumanité est divisée en races, pensée qui sinscrit dans le XIXe siècle, tandis que lautre terme, apocalyptique, sinscrit dans une pensée millénariste, très ancienne, qui remonte au minimum au Moyen Age, au XIIe siècle.
Quand on sacharne à penser dans les termes de 1910, de la Grande Guerre, des Lumières, de la croyance dans le progrès, on ne peut pas concevoir la possibilité du génocide des juifs.
Le génocide des Arméniens, dailleurs, a eu lieu en 1915 à la suite dune très longue croyance en la pensée scientifique, du progrès. Ce génocide est sans aucun doute lié historiquement à la Shoah.
Bensoussan partage lavis dAdorno: la Shoah est tout sauf une chute, une régression, un saut dans la barbarie.
Une question nous hante, et elle nest pas du tout naïve: comment un pays de si haute culture comme lAllemagne (mais aussi lAutriche) a pu concevoir et mettre au point un crime dEtat comme la Shoah? Le génocide des juifs a eu lieu dans dautres pays comme lUkraine, la Roumanie, mais son centre en a été lAllemagne.
Cest une question de fond qui est souvent posée par les élèves et à laquelle nous devons nous efforcer de répondre. Néanmoins cette question en cache une autre: est-ce que la culture peut être un antidote à la barbarie?
La culture ne protége pas du crime. Elle nest garante daucune conduite éthique. La culture et la pensée sont deux choses radicalement différentes, qui ne vont pas toujours ensemble, mais que nous avons tendance à confondre.
Le processus de pensée cest la possibilité de se mettre à distance et de se penser soi- même, la culture na rien à voir avec cela. Ce nest pas la culture qui civilise, cest la capacité de juger (G.Bensoussan, Auschwitz en héritage? nouvelle édition).
Ceci explique le comportement des architectes nazis de lextermination, ce sont des hauts fonctionnaires, des esprits brillants, des intellectuels, pas toujours des nazis fanatiques. Ces hommes sont de très haute culture et pourtant ces hommes au sens classique du terme, ne pensent pas.
Quand on parle de la culture allemande, il ne faut pas oublier lAutriche. Il faut mettre laccent, par exemple, sur le fait quun tiers des tueurs de la Shoah étaient des Autrichiens. Les principaux artisans de la Shoah sur le terrain, Franz Stangl, commandant de Treblinka, Odilo Globocnick, lhomme de lAktion Rheinhart, Eichmann, sans oublier Adolf Hitler, étaient tous Autrichiens.
Dans cette culture allemande et autrichienne y a-t-il eu un chemin particulier (un Sonderweg), une déviance, qui a nourri la pensée qui a permis le génocide? Aujourdhui, cette question est mal posée, cest une question simpliste qui était très diffusée tout de suite après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Pourquoi ce pays et pas un autre a basculé dans le crime du génocide? Est-ce que dans son histoire il y a eu quelque chose de spécifique (son histoire du XIXe siècle, davant le nazisme), qui pourrait expliquer la Shoah? Pourquoi la France, qui avait aussi au XIXe siècle une tradition antisémite et dans les années trente des idées raciales sur leugénisme, les aliénés et les malades mentaux, les soi-disant bouches inutiles, na pas suivi le même chemin?
Une autre erreur est damalgamer le sort de toutes les victimes de la barbarie de la Seconde Guerre mondiale: les juifs, les déportés politiques, les homosexuels, les tziganes.
Ce nest pas le même destin pour toutes ces victimes. Il ny a jamais eu de déportation de masse de tous les homosexuels. Si lon compare le destin des juifs et des deportés politiques, le chiffre de retour, des survivants nous explique que ce nest pas la même chose. Pour les juifs déportés, seulement le 2,5% reviennent vivants, tandis que pour les politiques le pourcentage est de 60%.
La Shoah est dabord un événement dhistoire et non pas un événement métaphysique. Devant la Shoah nous ne devons pas rester muets parce que lhorreur est grande. Nous pouvons être frappés de sidération, pourtant la sidération nest pas bonne conseillère surtout pour des enseignants qui doivent faire passer à leurs élèves un maximum de messages verbaux pour essayer de faire comprendre ce que cette catastrophe a été et permettre à eux qui seront des futurs adultes, des futurs citoyens, de se poser des questions politiques.
Des questions qui devront les hanter, rester dans leur cerveau très longtemps.
Il faut se défaire dune vision moralisante et compassioniste de lhistoire, se défaire dune vision larmoyante de la Shoah. Ce nest pas la peine den rajouter, laffaire est déjà tragique en elle-même. Nous pouvons essayer de lexpliquer froidement.
Un enseignant doit savoir poser à ses élèves des questions déplaisantes, des questions qui fâchent, pas des questions toujours politiquement correctes.
Par exemple, la question sur lAllemagne, sur sa culture qui pourtant a basculé dans le génocide. Aujourdhui ce nest pas une question politiquement correcte, car tout le monde sefforce de souligner lamitié avec lAllemagne.
Il faut revenir encore à la question du Sonderweg, théorie déjà discutée par les Allemands eux mêmes.
Avant 1914, lAllemagne était la première puissance industrielle en Europe et la deuxième au monde. Après en 1939, cest probablement la 2ème ou 3ème puissance au monde.
Avant 1914, ce pays multiplie les Prix Nobel en chimie, en physique, en médecine, il y a beaucoup dintellectuels modernes, décrivains. Malgré cela, lAllemagne a une pensée politique archaïque, cest un pays qui a raté la révolution des Lumières.
Cela ne veut pas dire que les Lumières sont étrangères à lAllemagne, bien au contraire. Les Lumières sont en partie un mouvement qui se développe en Allemagne et pas seulement en France (Kant, Goethe).
Malheureusement la tradition de Lumières allemandes a échoué. les anti-Lumières lont emporté.
Un historien anglais a défini cette situation, la modernité réactionnaire. La modernité, cest ladhésion à la technique, à lindustrie, la réaction cest le refus des Lumières.
Voilà comment dans une même société nous pouvons avoir lexaltation du modernisme, de la technique, et en même temps la récusation de la modernité intellectuelle, un mélange particulièrement dangereux.
La République de Weimar qui naît en 1919 et qui seffondre en 1932-33, ne se fonde pas sur des vrais républicains. Cest une démocratie sans véritable esprit démocrate.
En 1932-33 il ny a pas beaucoup de monde pour défendre la République.
Lorsque la guerre se termine le 9 novembre 1918, lAllemagne qui a tenu tête plusieurs armées nest pas vaincue complètement, son armée ne récule pas. LAllemagne signe un armistice en terre française. Cest un phénomène inouï: un pays qui reconnaît sa défaite en terre ennemie.
Il y a donc en Allemagne un sentiment de défaite imméritée, de trahison, dun coup de poignard dans le dos, une légende qui ne cesse de hanter lAllemagne. Elle favorise la propagande du nazisme et même le culte du Führer après 1933. On saperçoit Ian Kershaw la bien prouvé dans son livre Le mythe dHitler que le parti nazi en 1935 nest pas populaire en Allemagne, que la politique économique du Reich est franchement impopulaire auprès des ouvriers et des classes populaires, mais, malgré tout, pour tout ce qui touche à la défaite de la Grande guerre, Hitler est le Führer pour lensemble de la société allemande, y compris pour les opposants, les communistes et les socialistes.
Dans lhistoire du nazisme la date du 9 novembre est importante, elle revient de façon régulière:
9 novembre 1918, défaite
9 novembre 1923, Putsch de Munich,
9 novembre 1938, Nuit de Cristal (Pogromnacht)
9 novembre 1941, probablement glissement vers le génocide
Hitler dit dans un discours à la radio: jamais un 9 novembre ne se répétera dans lhistoire allemande.
Encore à propos du lien entre la défaite de la Grande guerre et du nazisme: la guerre menée par lAllemagne sur le front oriental entre 1914-18 annonce lhorreur qui se passe contre les Slaves et contre les Juifs entre 1939 et 1945.
Le front oriental a été le laboratoire de lhorreur allemande de la Seconde Guerre mondiale. En 1914, lAllemagne jette un regard colonial sur les peuples slaves. Les Slaves, les Russes, les Ukrainiens, les Juifs de lEst, les Bielorusses, sont considérés exactement de la même façon que la France a considéré lAfrique.
Une autre question que nous sommes obligés daborder en classe est la question de lantisémitisme. Lerreur serait de ramener le génocide à lantisémitisme, car des nations très antisémites en Europe il y en a eu dautres que lAllemagne.
En 1914, on considérait la Roumanie comme le pays le plus antisémite, puis la Russie et la France. LAllemagne ne venait pas à la première place.
Il faut interroger lantisémitisme comme une passion européenne et pas seulement comme une passion allemande, une passion de nature paranoïaque. Cela est difficile à expliquer à des élèves.
On ne peut pas réduire lhistoire de lantisémitisme à lhistoire des persécutions. Raconter aux élèves que les juifs ont été persecutés ici, brûlés là, expulsés ailleurs ne fait avancer la réflexion. Il ne faut pas enseigner la Shoah comme une longue histoire de discriminations et de persécutions.
Il faut montrer que lantisémitisme était un code culturel en Europe, un code dintégration sociale. Lantisémisme est une idéologie, la logique dune idée. Prenez une idée, poussez-là aux extrêmes conséquences, vous devenez prisonnier de cette idée. Lantisémitisme est un système de croyances.
Cest la croyance en un complot juif.
Cest une croyance enracinée dans lhistoire de lEurope, lantisémitisme va et vient. Il y a des moments de calme et des moments de violence, mais il est toujours là, même sil prend des formes différentes: religieux, social, économique, nationaliste, puis au XIXeme siècle racial.
Quand lassimilation est vue par les juifs comme la solution au problème (que pose leur existence dans une société où ils sont minoritaires), cest la même assimilation quest vue par les antisémites comme un problème. Comment sen sortir alors ?
Pour les antisémites du XIXe siècle, malgré lhéritage des Lumières, malgré lémancipation des droits, les juifs ne sont pas des citoyens comme les autres. Lassimilation nest pas une solution pour la question juive.
Lantisémitisme nest pas une donnée éternelle, cest une donnée qui ressurgit à intervalles irréguliers et à des moments où on ne sy attend pas. On nen a pas fini avec cela.
Beaucoup dintellectuels européens ont sous-estimé lantisémitisme nazi. Ils ne lont pas vu venir, ils ont vu dans lantisémitisme davant 1939 une sorte de propagande, quelque chose quon utilisait pour détourner les masses des vrais problèmes de la société, pour focaliser les problèmes sur un bouc-émissaire. Cette théorie est vraie en partie, mais elle est simpliste pour expliquer ce qui sest passé.
Georges Bensoussan parle de la passion antisémite en Europe. Lantisémitisme nazi na pas été un prétexte, mais une vision du monde, ce nétait pas lun des éléments de lidéologie nazie, cétait le coeur même de cette idéologie.
On ne peut plus parler aujourdhui doccultation de la Shoah. En France, lenseignement de la Shoah est nettement mieux fait que dans beaucoup dautres pays dEurope. On pouvait parler doccultation il y a 30 ou même 20 ans, aujourdhui ce nest plus le cas. Il ny a pas de déni de la Shoah et on parle de la Shoah. On en parle beaucoup. Selon certains, on en parle trop.
Le fait quon en parle beaucoup, nest pas forcément le gage dune connaissance efficace, dune connaissance problématisée, dune connaissance qui aide à comprendre le monde dhier, bien sûr, mais le monde daujourdhui aussi.
Il y a des effets pervers dans le fait que la Shoah sest imposée comme norme, comme référence quasi permanente aujourdhui dans une bonne partie de lopinion occidentale. Nous avons tendance à projeter Auschwitz sur lactualité, à voir constamment la Shoah dans un grand nombre dévénements contemporains. Nous avons tendance également à projeter Auschwitz sur le passé, dans les deux cas Auschwitz ne permet pas de comprendre ni le présent, ni le passé.
Si nous projetons constamment Auschwitz sur lactualité, nous sommes obligés de conclure que, dans la grande majorité des cas, ce nest pas un autre Auschwitz. Sarajevo, en 1993, nétait pas le ghetto de Varsovie. Ça ne veut pas dire pour autant que cétait supportable, acceptable; mais ce nétait pas la même chose. Lorsque nous nous rendons compte que ce qui se passe nest pas comme à Auschwitz, cette considération fait en sorte que lactualité, le présent, nous semble moins grave, donc acceptable.
Un autre problème est que le fait de projeter Auschwitz sur le passé fait en sorte que tout ce qui sest passé avant la Shoah paraît secondaire. Cest le cas, par exemple, des vagues des pogroms en Russie qui ont déclenché dans les communautés juives la solution nationale, cest-à-dire le projet du sionisme comme dernière solution pour fuir et survivre ailleurs. Nous avons tendance à sous-estimer le choc moral quont été les pogroms, surtout celui de Kiinev (avril 1903) qui a marqué un tournant dans lhistoire des juifs. Nous sous-estimons ces événements dune violence extrême, car, en comparaison avec la Shoah, ils nont fait que peu de morts(49 à Kiinev).
Il y a des traumatismes dans lhistoire des juifs qui ont été complètement oubliés, comme lexpulsion des Juifs dEspagne à la fin du XVè siècle (1492). Cet événement a été le traumatisme les plus important dans toute lhistoire des juifs avant Auschwitz. Très longtemps, pour beaucoup de familles juives, le mot Sefarad, Espagne, fut un mot interdit.
La Shoah aurait pu ne pas avoir lieu. Les racines de la Shoah ne se laissent pas enfermer dans une causalité linéaire.
Quel fut le terreau du désastre, le milieu culturel qui a nourri le projet de mettre en place la Shoah? Quest-ce qui a favorisé le passage à lacte?
Bensoussan insiste sur la période des anti-Lumières (fin du XIXe siècle) où se mêlent darwinisme social et darwinisme racial. La pensée eugéniste a triomphé dans une grande partie du monde occidental, bien avant lépoque dHitler.Il sagit dun courant très puissant en Europe, en particulier en Allemagne, mais aussi en Suède, en France. Ce courant est marqué dun refus de la démocratie et de la modernité. Ce terreau culturel des anti-Lumières, après 1945 et la découverte des crimes nazis, a sombré dans loubli, la mémoire collective la effacé. Il paraissait plus simple dexpliquer le génocide comme un accident dans lhistoire, un basculement dans lhorreur, un dérapage dans la barbarie.
Nous préférons nous penser comme les héritiers des Lumières, de la Révolution, des droits de lhomme.
Dans les années après la guerre, on a parlé de lantisémitisme nazi. On a souvent mis laccent sur le fait que les nazis étaient des païens, qui avaient abjuré la religion catholique ou protestante, mais cela nest vrai que pour environ 20% des Allemands nazis. 80% des nazis étaient restés fidèles à la religion de leur naissance.
Les chefs nazis, Allemands et Autrichiens, étaient nourris de catéchisme. Ils avaient appris la leçon de lantijudaïsme, le juif comme image du Diable, lidée des juifs qui ont assassiné Jésus, le mépris des juifs. (Jules Isaac, Genèse de lantisémitisme).
LEurope daprès guerre a eu besoin de tourner la page et la mémoire est aussi une machine à oublier (lhomme a besoin doublier lhorreur, autrement il devient fou,il se forge une nouvelle mémoire). Lamnésie fait partie du fonctionnement des sociétés et leffort des professeurs dhistoire est de rendre visible le cheminement, permettre de faire comprendre aux élèves, aux jeunes générations, ce qui a rendu possible un événement.
Il ny a pas de causes qui ont provoqué la Shoah. Il y a certainement un terreau culturel à découvrir, à rendre visible pour nos élèves, une gestation intellectuelle.
Cest cette gestation intellectuelle qui nous permet de comprendre par exemple lassassinat des malades mentaux, des aliénés, des incurables.
Sur le programme nommé par les nazis T4, mis en place en Allemagne et en Autriche de 1939 à 1941, il y a récemment de nouvelles recherches selon lesquelles 250.000 personnes auraient été tuées(par ex. Yves Ternon, jusquà il y a une dizaine dannée ce chiffre était fixé par les historiens à 80.000). Parmi ces victimes, un bon nombre aurait été tué dans les centres de mise à mort en Pologne.
Est-ce quon peut comprendre ce fameux programme T4 sans jeter la lumière sur un contexte deugénisme négatif du XXe siècle, sur lhygiène raciale, sur ce darwinisme racial dordre vulgaire qui sest diffusé en Europe entre la fin du XIX et le début du XXè siècle? Ce courant de pensée a imprégné les cerveaux et les consciences des scientifiques, des médecins allemands, mais aussi suisses, français, suédois.
En Allemagne, dans les années 20, dans les milieux de la psychiatrie et de la médecine, on employait couramment lexpression Ballastexistenzen, des existences fardeau, pour désigner la vie des aliénés. En 1920, deux Allemands publient un texte clé, Mettre fin aux vies indignes dêtre vécues, dans lequel ils préconisent leuthanasie pour ce quils appellent des enveloppes humaines vides. Ce texte est passionnant dans le sens quil jette une lumière sur cette gestation intellectuelle.
Le programme nazi T4 sédifie dans ce cadre culturel et scientifique. Le corps humain doit être jeune, fort, utile, productif pour la société, le crime commis est mené au nom dune vision biologique du monde.
Si on refuse lhistoire culturelle de la Shoah en disant quon ne peut pas lexpliquer, on prend le risque de faire de la catastrophe génocidaire, y compris du programme T4, une sorte daccident métaphysique de lhistoire, un dérapage de lhumanité, une parenthèse quon ne peut expliquer rationnellement.
La Shoah est avant tout, et malgré la dimension de lhorreur et du drame, un fait dhistoire, qui appartient dabord aux historiens, même sil est clair que la Shoah nappartient pas quaux historiens. Il faut sefforcer de lanalyser comme on analyse la Révolution française.
Certes, la Shoah reste un événement sans précédent dans lhistoire (théorie de Yehuda Bauer que Bensoussan préfère à celle dautres historiens qui parlent de la singularité de la Shoah, car tout événement par définition est unique), toutefois il ne faut pas penser quil sagit dun événement sans racines et pour cela il faut expliquer à nos élèves ce que la plupart des manuels scolaires ne disent pas: les anti-Lumières, le racisme, lanti-modernité, leugénisme.
Dailleurs leugénisme des années 1880-1945 a été peu étudié par les premiers historiens de la Shoah(ex Raul Hilberg).
La Shoah demeure le résultat dun long antijudaïsme en Europe, le résultat de lenseignement du mépris, de la diabolisation du juif, mais cela ne suffit pas à expliquer ce qui sest passé, il y a dautres courants qui participent et en particulier une certaine conception biopolitique qui fait des hommes non plus un peuple, mais une population que lon gère comme un stock et que lon contrôle au nom du bien public.
Le génocide des juifs est avant tout une extermination biologique, un crime commis au nom dune logique nouvelle qui se met en place au XXe siècle.
Dans lhistoire de la Shoah, il y a la convergence de deux courants, lantijudaïsme et la primauté du biologique dans la conception de lexistence. Ces deux courants sont en partie nourris dirrationnel.
En tant quenseignants, nous avons tendance à négliger la part de lirrationnel de lhistoire, pourtant lirrationnel est très important dans lhistoire du nazisme et de la Shoah(par exemple la diabolisation des juifs, la chasse aux sorcières ).
Nous baignons dans une époque compassionnaire et dans une époque victimaire.
La véritable spécifité de la Shoah ce sont les motivations des assassins, leur obsession idéologique antijuive. Ce qui est unique ce nest pas seulement la technique, la chambre à gaz qui abolit la responsabilité individuelle du meurtre, même si la Shoah est un génocide industriel. Pourtant nous savons aujourdhui quune grande partie de la Shoah a eu lieu par des tueries de masse par balles. Ce nest pas non plus la déportation, mais cest plutôt le délire idéologique des assassins, un délire purificateur, rédempteur. Cest le racisme apocalyptique, millénariste dont parle Philippe Burrin.
Léconomie, la technique, la bureaucratie ne sont que les moyens dune politique mise en place au service dune idéologie. Ce ne sont pas des raisons pratiques qui poussent lAllemagne au génocide des juifs, lobsession raciale et antisémite est bien plus forte que nimporte quel calcul économique. (tiré de Georges Bensoussan, avant propos de Les architectes de lextermination. Götz Aly, Susanne Heim).
Lorsquen classe, nos élèves nous demandent de comparer la Shoah à lesclavage des noirs, à lArmenie, aux goulags, à la décolonisation, etc., il faut accepter la comparaison, en insistant sur le fait quils sont tous des événements historiques dramatiques, mais de nature différente. Il ne sagit pas de doser lhorreur et de doser la compassion que chaque événement mérite, mais simplement de dire en quoi chaque événement est différent de lautre. A force de faire de lamalgame on ne comprend plus rien ni à la Shoah ni à la guerre dAlgérie.
Au Mémorial, il arrive souvent de recevoir des groupes de juifs et cette idée de comparer la Shoah à dautres événements tragiques de lhistoire nest pas toujours acceptée.
Un autre aspect spécifique de la Shoah et qui la rend différente du génocide des Arméniens dans lEmpire ottoman ou des Tutsi du Rwanda, cest quil ny a pas daire géographique du génocide. La Shoah appartient à lEurope car les juifs ne disposaient pas dun territoire national et car les nazis étaient en Europe.
Si lAllemagne en avait eu la possibilité, il est fort probable que les juifs de tous les autres pays auraient fait partie du plan génocidaire. Dailleurs, en Tunisie, les nazis avaient commencé à chercher les juifs et ils ont réussi à en déporter quelques uns par avion à Auschwitz. Dautre part, même les îles normandes dAngleterre ont été touchées par la déportation.
Comparer la Shoah est une démarche historique normale et légitime en soi. Toutefois si nous comparons deux événements radicalement différents, nous prenons un grand risque, celui de la confusion totale. La comparaison ne peut pas sappuyer sur lignorance historique des faits.
Lorsque lon compare la colonisation en Afrique avec la Shoah, on voit quil ny a jamais eu de génocide dans la colonisation, sauf dans un cas: le génocide des Hereros en Namibie. Le génocide nest pas un crime de la même nature quun massacre. Il faut un ordre du pouvoir établi dextérminer toute la population, une volonté déradiquer une portion de lhumanité quon a décrétée en trop sur la terre.
Les historiens ne peuvent pas nier que, dans la colonisation, il y a eu des massacres terribles, un cas terrible, par exemple, a été le massacre des Indiens de lAmérique du Sud (Bensoussan le définit ethnocide, comme dailleurs Joel Kotek) .
Dautres historiens défendent lidée que la Shoah sinscrit dans ce que les nazis appelaient le plan général pour lEst (Götz Aly et Susanne Heim, Les architectes de lextermination, Calmann-Lévy), mis en place à partir de fin 1941. Cest un plan qui vise à soumettre les peuples de lEst, les Slaves en particulier et à faire mourir de faim un certain nombre de bouches inutiles, pour germaniser ces terres orientales et faire place nette aux Allemands aryens.
Cette thèse a le mérite de faire leffort de mieux comprendre ce que la guerre à lEst a été, avec son tragique bilan de morts, car il y a certes eu des massacres énormes de Polonais (on estime environ 3 millions de Polonais non juifs tués), d'Ukrainiens, mais il ny a pas eu de génocide de ces peuples. Dautre part, cette thèse insiste trop sur la question démographique et ne voit pas la specificité du génocide des juifs. Bensoussan met laccent sur le fait que déporter et assassiner les juifs de lOuest (de Hollande, de Belgique, de France) navait aucun rapport avec cette politique de germanisation de lEst.
Y avait-t-il besoin daller chercher les 44 enfants dIzieu pour les envoyer dans les chambres à gaz de Birkenau pour réaliser ce plan?
La Shoah na pas suivi, daprès Bensoussan, une logique démographique ni économique.
Dire que les juifs ne sont pas les seuls à avoir souffert pendant la guerre est vrai. Ne pas oublier les autres massacres et les autres victimes du nazisme est un devoir dhistoire, toutefois il faut mettre en garde nos élèves de ne pas tout confondre.
On ne peut pas parler de génocide, dextermination pour les déportés politiques(60% des déportés politiques français ont survécu, par contre seulement 3% des déportés juifs sont revenus vivants dAuschwitz et des camps). Un génocide implique lassassinat systematique de tout un peuple, y compris des enfants.
Les enfants juifs (de moins de 15 ans) représentent ¼ des victimes, plus de 1,5 million denfants ont été assassinés, toute une jeunesse détruite. On ne trouve pas cet effectif pour les Polonais, les Russes ou les autres peuples persécutés par les nazis. La plupart des autres victimes non juives sont des adultes, même sil y a eu beaucoup denfants parmi les victimes de guerre.
Pour lAllemagne nazie, aller chercher avec des camions les 44 enfants juifs cachés à Izieu, en avril 1944, lorsque la guerre est déjà perdue, ne signifie rien dautre quessayer jusquà la fin de réaliser ce projet de génocide, cette volonté idéologique den finir avec tous les juifs sur terre. Ces enfants ne pouvaient pas être des ennemis du Reich, ils ne pouvaient pas gêner le plan général de lEst. Leur mort navait aucune utilité pratique pour contribuer au remodelage de lEurope orientale.
La logique cest la mort prioritaire des enfants, parce quils sont, aux yeux des nazis, le germe de lincarnation du mal, du judaïsme à exterminer.
Hiroshima et Nakasaki, sont des crimes de guerre horribles, dune barbarie affreuse, qui nest certes pas inférieure à la Shoah, mais là encore il sagit dévénements de nature autre. Les Américains navaient pas pour but de tuer tous les Asiatiques, mais de mettre fin à la guerre le plus vite possible. Il ny a pas de volonté génocidaire. Auschwitz était une fin en soi, alors que que Hiroshima et Nakasaki ont été le moyen, dune logique terrible de guerre. Il ny a pas de causes à la Shoah. Rechercher des causes pour expliquer la nécessité du génocide signifie construire une logique a posteriori qui rend la Shoah un événement inéluctable.
Une autre comparaison souvent évoquée est celle avec la grande famine en Ukraine.
En 1933, Staline déclenche une terrible famine, un plan criminel dont le but est de vaincre la résistance des paysans ukrainiens (lUkraine est le grenier de blé de lUrss) à la collectivisation de lagriculture et des terres. Ce plan provoque la mort de millions des Ukrainiens. Là aussi, il y a des enfants qui meurent et ils meurent de faim avec leurs parents. Ce sont des victimes innocentes qui méritent toute notre compassion.
La famine provoquée par Staline est un crime contre lhumanité, un massacre énorme, mais ici aussi la nature du crime est différente. Cest la barbarie de la politique, la famine est un moyen. Mais Staline na pas pour but de tuer tous les Ukrainiens, ce nest pas un génocide comme la Shoah.
La Shoah a été un crime sans précédent dans lhistoire, la preuve en est que les hommes ne savaient même pas comment le définir. Churchill déclare à la BBC en août 1941, lorsque les massacres à lEst venaient de commencer: nous sommes en présence dun crime qui na pas de nom.
Aujourdhui en Pologne, par ex., de toute la culture et présence juives, il ne reste quasiment rien, tout a été détruit par la Shoah, même chose à Salonique, en Grèce.
A Auschwitz, les personnes qui arrivaient par les trains et qui étaient assassinées en très peu de temps, étaient traitées comme des ordures, selon un processus industriel. Le gaz Zyklon B est apporté par des camionettes de la Croix Rouge. Il ne sagit pas là de cynisme. Pour lAllemagne nazie, lassassinat des juifs est un procédé médical (juifs= bacilles, virus, poux ).
Le destin de la personne, homme, femme ou enfant, a été réduit à un objet. Dans la Shoah, la victime est réduite à un objet biologique (la nature humaine est malleable, on peut modifier, gérer lhumanité).
La Shoah nest pas une histoire comme les autres. Cest dabord une histoire qui nous concerne et qui nous questionne tous. Ce qui est mort à Auschwitz, ce nest pas seulement le peuple juif, mais cest surtout la notion dhumanité.
Questions du public
1)Vous pouvez revenir sur la question des Tsiganes? Sagit-il dun génocide?
Ils nont pas eu le même destin que les juifs. Seuls les Tsiganes nomades ont été déportés, pas les sédentaires, en règle générale. Dans les pays occupés de lEurope, les nazis ne se sont pas intéressés à la déportation des Tsiganes il faut savoir que dans certains pays comme la France, par exemple, lorsque les Allemands arrivent, les Tsiganes sont déjà internés. Il aurait été facile de les déporter à lEst. Pourtant il ny a pas eu de Tsiganes déportés de France.
Cétaient les juifs les ennemis des aryens. Ils sont lincarnation du mal, dun sang qui ne doit plus couler. Tandis que pour les Tsiganes, les nazis prétendent que leur problème est le nomadisme. Il faut surtout empêcher que leur sang se mélange au sang des aryens. Toutefois, sils sintégraient, ils ne poseraient plus de problèmes à lAllemagne.
Certains prétendent que la destruction des juifs était prioritaire et que si les Allemands avaient gagné la guerre, ils se seraient occupé des tuer aussi tous les Tsiganes, mais on ne fait pas lhistoire avec des hypothèses. Sur plusieurs millions de Tsiganes dans lEurope des années 1939-1945, on estime quentre 130.000 et 170.000 auraient été assassinés, il sagit alors dun massacre à grande échelle, non dun génocide planifié visant à faire disparaître les Tsiganes de la terre.
2)Sur le plan Madagascar?
La Pologne avait évoqué le projet de se débarasser de ses juifs en 1937.Adolf Eichmann étudie à nouveau ce plan.
Le projet de déporter 4 millions de juifs vers cette île française pour les faire mourir de faim, de maladie, de travail forcé, échoue car en 1940 lAllemagne décide dattaquer lAngleterre, donc elle a besoin de sa flotte. Des difficultés dordre logistique font que le plan est abandonné en février 1942.
3)Intentionnalisme et fonctionnalisme.
Intentionnalisme, le rôle central et décisif dHitler dans la planification du génocide, idée déjà présente dans Mein Kampf.
Fonctionnalisme, radicalisation du processus, lAllemagne dHitler est certes déjà profondément antisémite mais la décision de tuer tous les juifs se précise au cours des événements, surtout après la guerre contre lUnion Soviétique.
Bensoussan partage lopinion de beaucoup dhistoriens contemporains, selon lesquels la vérité est à moitié chemin, les deux théories sont en partie vraies. Néanmoins, la guerre à lEst a vraiment été le fil conducteur de la Shoah, le déclenchement dune violence barbare et extrême (en 2, 3 mois lAllemagne perd les deux-tiers de ses forces), même sil y a déjà des éléments génocidaires avant 1939-40 (les ghettos, par ex, où les juifs sont enfermés et y meurent de faim, de maladie).